Nihil Nove

30 septembre 2005

John G. Roberts

Encore une fois, j'ai eu tort : la Cour suprême des États-Unis sera au complet pour sa rentrée de la semaine prochaine : John G. Roberts a reçu l'investiture du Sénat pour devenir le chef du pouvoir judiciaire fédéral américain. (Le Figaro, Le Monde)

J'ai déjà évoqué le bilan de cette Cour et de son ancien président, William H. Rehnquist. Parlons d'avenir, et l'avenir c'est John G. Roberts. Qui ça? Eh oui. Si d'autres présidents de la Cour suprême furent d'anciens sénateurs ou même d'anciens présidents, M. Roberts fut un simple avocat au long de sa carrière. Alors, comment fit-il pour être nommé à vie à la tête d'une des trois branches du gouvernement le plus puissant du monde?

C'est simple : M. Roberts est un ninja.

Le ninja est un guerrier médiéval japonais au mythe aussi répandu que déformé dans l'Occident, qui se rend invisible jusqu'au moment où il frappe avant de s'évanouir à nouveau dans l'ombre. M. Roberts, catholique, sympathisant républicain, un des meilleurs étudiants de la faculté de droit de Harvard, a dû décider très jeune, en accord avec l'état-major républicain, qu'il allait un jour être membre de la Cour suprême.

Cet état-major fut en effet secoué dans les années 1980 par le rejet du juge Robert Bork par le Sénat. Celui-ci, professeur de droit, avait écrit tellement d'articles répandant la doctrine ultra-conservatrice de l'originalisme constitutionnel que sa nomination était devenue politiquement impossible.

L'inverse est vrai pour M. Roberts. Sous les administrations Nixon et Reagan il travailla pour le Solicitor General et le White House Counsel, avocats représentant respectivement le gouvernement fédéral et le président. Autrement dit, tous rapports et notes rédigées à cette époque sont présumés ne pas représenter son point de vue mais celui du gouvernement pour lequel il travaillait.

Comme il est traditionnel pour les hauts fonctionnaires américains, une fois la Maison blanche passée à l'autre camp il rentra dans le secteur privé et devint avocat devant la Cour suprême, et fut vite reconnu comme un des meilleurs du pays. Seulement, encore une fois, puisqu'il a travaillé comme avocat, les opinions pour lesquelles il a plaidé ne peuvent lui être imputées.

Lorsque M. Bush nomma une série de juristes à des postes de diverses cours fédérales, ce qui constitue souvent une étape vers la Cour suprême, les noms de certains qui avaient eu des propos politiquement incorrects firent scandale — la nomination de Roberts à la Cour fédérale pour le circuit du District de Columbia passa inapercue. Et, avant sa nomination, Roberts ne fut juge à cette cour que pendant quelques années, et il n'eut donc pas le temps de rédiger des arrêts qui auraient pu provoquer une controverse.

Autrement dit, l'homme qui se présenta devant le Sénat était impénétrable, avec tout pour lui et rien contre lui. Avocat expérimenté, il sut présenter une image d'un homme aussi humble qu'érudit, et danser autour des questions des élus lors de son audition par la Commission judiciaire du Sénat, s'abritant — comme le veut la déontologie de tout juge — derrière un refus de s'exprimer sur des questions qu'il pourrait avoir à trancher. Cette Commission n'eut d'autre choix que de formuler un avis favorable et le Sénat l'entérina par 78 voix pour et 22 contre, le score le plus élevé jamais reçu par un président de Cour suprême des États-Unis.

Il y a quelques décénnies, M. Roberts commença sa vie professionnelle en tant qu'avoué au bureau de M. Rehnquist, qui devint son mentor. Aujourd'hui l'élève a succédé au maître : il est arrivé à son fauteuil comme un ninja.

28 septembre 2005

C'était de Gaulle

De ces Mémoires de Joinville modernes je n'avais lu que les deux premiers tomes, et j'ai donc récemment pris le troisième volume de C'était de Gaulle, en commençant par la fin: les évènements de mai 68, au coeur desquels l'auteur Alain Peyrefitte, de l'Académie française, se trouva puisqu'il était alors ministre de l'Éducation nationale.

Tout C'était de Gaulle est un excellent ouvrage, mais la partie sur mai 68 est saisissante. Chaque paragraphe est à citer. Le témoignage est d'autant plus poignant qu'il est sans passion et suggère beaucoup plus qu'il n'en dit sur les circonstances de ces journées cruciales, et sur l'Etat et les passions des hommes en général.

On voit d'un côté la folie propre aux mouvements révolutionnaires, impensable pour des êtres raisonnables, et de l'autre le flottement de l'État, le manque d'autorité qui a permis à cette folie de ce répandre, et le retour de cette même autorité qui a empêché l'incendie de détruire la maison.

On y voit, et j'adore ça, comme François Léotard qui disait que son spectacle favori étaient les nuits qui précèdent les formations de gouvernements, les tractations de couloir, les coups de fil échangés au milieu de la nuit entre membres du cabinet, l'envers de la tapisserie. Mais on y voit surtout la démonstration de la nature humaine par l'exemple, et comment tout bâtiment humain tient par le sommet de la voûte. C'est vraiment la glissade de l'autorité qui a provoqué (je dis bien provoqué, pas autorisé) mai 68, tout comme c'est la solidification de celle-ci qui l'a arrêté.

Les personnages sont saisissants: on y voit un Georges Pompidou, alors Premier ministre, qui ne comprend pas le phénomène, et ensuite essaie de se placer comme l'homme de la situation pour satisfaire ses ambitions présidentielles. M. Peyrefitte aussi apporte sa réponse à la fameuse interrogation: le général de Gaulle est-il parti à Baden parce-qu'il croyait tout perdu, ou pour retourner la situation? Pour Peyrefitte, les deux à la fois, et de dresser enfin un portrait complexe, humain, de « l'intensité faite homme », de celui qui fut à la fois Jeanne d'Arc et Saint Louis, mais fut aussi un homme avec ses contradictions et ses doutes, comme vous et moi, et de résumer ce géant par ces trois mots: c'était de Gaulle.

Des droits? Hein? C'est quoi, ça?

Il y a une mode inquiétante dans le monde, un courant politique qu'il conviendrait peut-être de nommer avec un oxymore : libéralisme autoritaire.

On le voit avec le parti Républicain américain, libéral économiquement mais qui encourage son gouvernement fédéral dans une inquiétante boulimie, passe des lois qui restreignent les libertés individuelles comme le PATRIOT Act et crée des juridictions d'exception pour combattre le terrorisme. Je pense au cas de Jose Padilla, citoyen américain capturé sur le territoire américain et détenu indéfiniment sans avoir été mis en examen ou reçu aucun jugement.

De même avec le New Labour anglais, qui n'a certes pas une tradition libérale (ce compliment revient aux libéraux-démocrates, parti de Jeremy Bentham, et aux conservateurs), mais dont la politique économique post-thatchérite est du meilleur effet sur l'économie. Eh bien, le projet de cartes d'identité du ministre de l'intérieur Charles Clarke, un système de fichage des individus le plus exhaustif jamais considéré jusqu'à présent, a été lancé dans la bonne voie par les attentats de Londres, qui ont poussé M. Blair, le Premier ministre, à mettre sur le feu toute une série de mesures d'exception anti-terroristes qu'il espère faire avaler à une Chambre des communes qui sent la fin politique de M. Blair et s'est soudain découvert un tempérament frondeur, en l'accouplant à une loi réprimant sévèrement les propos de haine anti-religieuse : on compense une limitation des libertés judiciaires par une limitation de la liberté d'expression! Qu'est-il arrivé au pays de l'Habeas Corpus?

En Allemagne, quelque soit la majorité qui émerge de leurs désastreuses élections, ça ne sera pas bon. Le parti des démocrates libéraux, parti de protection des libertés individuelle créé après la Guerre s'est réorganisé en parti économiquement libéral, et il y a peu de doutes qu'ils protesteraient vraiment si M. Schröder ou Mme Merkel (ou M. Stoiber?) passaient des lois autoritaires pour combattre le terrorisme, comme ils sont poussés à le faire. Déjà la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a récemment dû censurer une loi permettant la détention illimitée des terroristes présumés.

Quid de la France? Eh bien... La France, qui a mille ans de tradition d'autoritarisme étatique est, des démocraties industrialisées, le pays qui a l'arsenal juridique le plus puissant à opposer aux libertés des citoyens. La simple suspicion vous met vous et moi à la merci d'un appareil qui peut nous emprisonner indéfiniment. Pourtant, au milieu de palpitations de l'opinion publique sur le crime et le terrorisme, le Garde des sceaux (avant de s'en mordre les doigts) a proposé une loi pénale rétroactive. Remarquez, ça fait longtemps qu'il n'y en avait pas eu : la dernière fois, la légitimité de l'État était en exil à Londres et usurpée par le régime de Vichy. Le programme de M. Perben visant à mettre des caméras partout, à surveiller les communications électroniques, ne peut guère porter d'autre terme qu'un flicage des citoyens de la République. C'est le même qui, ministre de la justice, a passé deux lois qui rognèrent les droits de la défense. Quant aux gesticulations de M. Sarkozy, n'en parlons pas!

Alors, la France vit-elle également sous un libéralisme autoritaire? Non, car, si on a l'autoritarisme, on a même pas le libéralisme pour compenser. En fait, il n'y a pas de vraie tradition libérale en France. Malesherbes et Lafayette sont les grands oubliés de notre histoire politique, et les dispositions du Code civil qui permettraient une société contractuelle et libérale ont soigneusement été mordues jusqu'au trognon. Les français aiment-ils la liberté?

Pour la dictature de la loi

Laissez-moi pousser un petit coup de gueule. Normalement je ne le publierais pas, mais le fait que je m'apprête à évoquer est tellement démonstratif du phénomène que je décris ci-dessous qu'il doit être signalé. De plus, il entre dans la mission de Nihil Nove, radio libre du XXIème siècle, manifeste underground du journalisme de qualité, d'attaquer sans relâche le mauvais journalisme.

Le présentateur de LCI qui commentait l'attaque du Paoli a dit que les mutins risquent vingt ans de réclusion, car leur acte de détournement est « considéré par la loi comme un crime ». Considéré. Ce n'est pas considéré comme un crime, c'est un crime! La loi n'est pas une opinion parmi d'autres sur la définition du crime, elle est la définition. La loi ne considère pas, elle ordonne, permet ou interdit. (Elle ne favorise pas plus, d'ailleurs.) La loi est une règle qui est obligatoire pour tous et donc libère chacun.

On me dira que c'est un détail, un mot. J'oublie l'auteur qui déclara que la mauvaise utilisation de la langue devrait être punie par la loi, car tout gouvernement ne saurait être qu'un gouvernement de mots. De plus, ce mot fâcheux est aussi un symptôme. Les petits gestes de chacun sont révélateurs de convictions profondes. Si l'on dit que la loi considère quelque-chose, ça a beau n'être un mot, cela révèle quand même une opinion sur la loi. On pense que la loi est une bête mal connue, un machin, qui considère certaines choses, qui peut parfois vous frapper sans qu'on sache vraiment pourquoi, mais certainement pas un ordre, un cadre dans lequel on peut bâtir une vie vraiment citoyenne.

Encore une fois : même symptôme, même réponse. La faute à qui? À l'État. Eh oui. C'est la mission de l'État d'assurer l'état de droit, ce qui ne signifie pas seulement le maintien de l'ordre, mais aussi le fait d'avoir un droit qui soit un bon droit, dans les deux sens du terme : un droit efficace, qui repose sur peu de lois bien écrites. Un bon droit ça veut également dire un droit fondée sur l'éthique et les droits de l'homme : un droit qui puisse être connu — et reconnu — par tous comme étant conforme à son idéal de justice. Notre droit actuel est-il conforme à cette définition? J'ai bien peur qu'il considère beaucoup trop de choses pour ça.

Les révoltés du Bounty

Au moment où j'écris ces lignes, des commandos de l'armée sont entrain de descendre par hélicoptère sur le Pascal Paoli, le navire de la SNCM qui a été détourné par des mutins syndicalistes. Je dis souvent que je suis libéral : c'est au sens du XVIIIème siècle, au sens étymologique : je crois en la liberté, je crois que le rôle de l'État est de permettre à tous la plus grande liberté possible.

Tout libéral a donc forcément une réaction instinctive de dégoût lorsqu'il voit un gouvernement, surtout démocratique, surtout le sien, tourner ses forces armées contre ses citoyens. Toutefois, justement parce que je suis libéral, je sais que cette précieuse liberté que je désire ne peut éxister que grâce à la loi. Notre système de gouvernement est fondé sur la loi, expression de la volonté générale, et quiconque entre en rébellion contre elle doit être sévèrement puni. Chacun a le droit d'exprimer ses opinions, mais l'action contre la loi doit être punie par la loi. Donc ces syndicalistes, qui traitent les droits de propriété et les lois de la République avec mépris ne méritent que trop leur sort.

Puisque je suis sur le terrain des principes généraux de la République, laissez-moi prendre la défense de ces syndicalistes. Après tout, lorsque l'on concède quelque chose à un enfant sans tracer de limites nettes, il ne sait plus où s'arrêter. Lorsque l'on brade un grand principe républicain, l'édifice est bancal, il se lézarde, et les autres colonnes du temple ne mettent pas longtemps avant de s'effondrer.

Le premier article de notre Constitution proclame l'unité et l'indivisibilité de la République. Si ce principe a recu une telle importance en étant placé dans le premier article de la Constitution, on se demande pourquoi l'État a autorisé la création d'assemblées et de régimes d'exception dans certains territoires de la République comme la Nouvelle-Calédonie ou, dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, la Corse. Les gens qui protestent contre la privatisation de la SNCM revendiquent une qualité de « nationalistes » corses. Ils doivent croire que le nationalisme n'a pas encore fait assez de dégâts en Europe... Quoi qu'il en soit, il ne faut pas leur reprocher leurs actions illégales. Comme l'enfant mal ou pas éduqué, il bouscule les meubles, fait tomber les vases, et il faut adresser les reproches au parent démissionnaire : l'État.

Il faut donc féliciter celui-ci de se rendre compte enfin de son devoir. Et éspérer que cette action n'est pas seulement un « coup » mais la première étape d'un retournement de politique qui rétablira enfin, en droit et en fait, l'indivisibilité de la République et le règne de la loi qui sont les vraies caractéristiques du « modèle français ».

05 septembre 2005

Discours de Nicolas Sarkozy

Petite devinette : il était une fois un jeune et ambitieux politicien de droite qui prenait une ligne de droite dure pour se différencier d'un président centriste. Il démissionna du Gouvernement pour se constituer un appareil politique en vue des élections présidentielles.

Nicolas Sarkozy?

Non, Jacques Chirac dans les années 1970. Hier, M. Sarkozy a donné un discours pour fermer l'université d'été de l'UMP. Quoi qu'on pense de l'homme ou de ses idées, le regarder vaut le détour. On est frappé de son talent d'orateur, voire presque hypnotisé par un indéniable charisme. Et si son entourage n'a pas le charme de la vieille garde de la Chiraquie, les Jeb* sarkoziens sont talentueux : son discours était très bien calibré, même s'il annonçait un programme sans surprises :
  • Réductions d'impôts pour les tranches supérieures.
  • Pas de remplacements pour les départs à la retraite des fonctionnaires.
  • Service minimum.
  • Libéralisation syndicale.
  • Autonomie des universités.
  • Discrimination positive.
  • Réforme de la politique agricole commune.
  • Petites piques envers MM. de Villepin et Chirac.
  • Congrès de l'UMP en 2007 qui élira le candidat aux élections présidentielles.
Que penser du discours de M. Sarkozy? Que je n'aimerais pas être un électeur allemand. D'un côté, seule la libérale Mme Merkel peut relancer l'économie allemande. D'un autre côté, la même Mme Merkel est aussi atlanticiste que libérale, et le couple franco-allemand a besoin d'un homme avec les convictions européistes d'un chancelier Schröder, surtout pendant cette période difficile. D'un troisième côté, si j'étais allemand, trouverais-je dans l'intérêt de mon pays de s'allier avec un pays outre-rhénan vers lequel, certes, mon coeur se porterait, mais qui n'a pas montré de volonté politique propre depuis vingt ans?... Oui, je n'aimerais pas être un électeur allemand.

Quel rapport avec le discours de M. Sarkozy? Je n'aime pas être un électeur français. La politique libérale de M. Sarkozy est ce qu'il faut à la France. Ne nous en cachons pas. Au point de sclérose et d'immobilisme auquel en est venu notre systeme (pardon, notre « modèle »), ce n'est plus une question de doctrine économique ou d'appartenance politique, c'est une question de simple bon sens. Cependant, ses déclarations sur la politique agricole commune, sur laquelle je me suis déjà exprimé, et des propos—certes non réitérés pendant ce discours—plutôt atlanticistes, ne me font pas me précipiter pour prendre une carte de membre de l'UMP.

Reste également la question du bilan de M. Sarkozy. Il parle beacoup de réforme, certes. Ca tombe bien: lors de ces dernières années, il a occupé deux ministères qui en ont gravement besoin. Les policiers français travaillent deux fois moins que leurs homologues anglais ou allemands, la police subit une endémie de double emploi, de congés non mérités, alors que tant d'endroits sensibles se meurent d'insécurité par manque de police. La Cour des comptes dénonce depuis des années l'« opacité » règnant au ministère des finances, tenu par une clique qui se partage l'argent et le pouvoir sans contrôle et sans transparence. Que fit M. Sarkozy sur ces sujets? Il fit ami-ami avec les syndicats de la police. Il fit écrire un rapport sur l'état économique de la nation réclamant l'application de son programme, et débarqua ensuite du ministère des finances avant d'avoir l'occasion de l'appliquer.

Je le comprends : on sait ce qui arrive aux ministres qui veulent dégraisser les mammouths. Et je ne me laisse pas d'être surpris que, après qu'il ait renvoyé du ministère des finances le directeur général des impôts, des informations que le service des impôts connaissait sur le patrimoine d'Hervé Gaymard eussent été « fuitées » au Canard enchaîné, avec les conséquences que, encore une fois, l'on ne connaît que trop. M. Sarkozy ronge-t-il son frein, ne cherchant qu'à éviter un scandale avant d'avoir tous les leviers en main, après 2007? Changera-t-il sa politique d'apparences s'il devient président de la République, ou s'en satisfait-il? Il semble que nous le découvrirons...

Un des grands axes du discours de M. Sarkozy fut une volonté de faire revenir la politique au centre de la vie de l'UMP et du pays. En cela il a parfaitement raison. Toutefois, dans ce cas-là, je me demande pourquoi il y avait si peu de politique dans son discours. Oh, de l'économie, il y en avait, et que des bonnes mesures. Mais je pense que, aussi bien pour les hommes que pour les hommes politiques, qui sont ceux sur qui leurs aspirations sont portées, l'économie est un moyen et pas une fin. Il est certes urgent de revitaliser notre économie, de réformer nos codes des impôts et du travail, etc. Une fois, le travail fait, une fois les taux de chômage et de croissance là où ils devraient être, autour de 4%, quoi? Que faire de cette puissance? M. Blair fait s'étendre la patte renforcée par lui du lion britannique sur le continent africain, non pas pour s'en faire un dominion mais pour l'aider à s'extraire de l'horrible sort où l'abjection de nations comme la sienne et la notre l'avait plongée.

Tant de questions se posent au politique!

L'islamisme radical adresse un défi à toutes les nations occidentales, qui sonne plus fort encore aux oreilles de la France qui, grâce à sa minorité musulmane et ses liens historiques avec le monde arabo-musulman, a un rôle particulier à jouer dans cette bataille mondiale des esprits. Nous avons refusé la guerre des Etats-Unis. Que faisons-nous de notre côté? Nous sommes uniquement placés pour inventer et appliquer une doctrine alternative à celle de M. Bush, qui s'attaquerait autant aux sources du terrorisme qu'aux terroristes. Alors que nous avons le terrible pouvoir de modifier sa structure, nous n'avons ni définition ni politique de la vie. L'échec du référendum européen nous donne l'occasion de repenser la construction européenne sur de nouvelles bases.

La République ne s'aime pas. Crime, pauvreté, communautarisme, incivilité, panne de l'ascenseur social... M. Sarkozy prétend certes vouloir combattre ces phénomènes, mais ils ne sont que les symptomes d'un mal plus profond. La discrimination positive, par exemple, est une bonne idée, mais elle ne saurait être comprise que comme une solution temporaire, dans le contexte d'une réforme de notre système éducatif, et pas comme la solution. Ce qu'il faut, c'est une vraie politique de relance de la cohésion sociale. Ce sont les français, surtout les plus pauvres, surtout les immigrés, qu'il faut rendre fiers de leur pays, à qui il faut donner d'urgence du sens. C'est ça qui fait de la politique un art et un service admirables, pas les « émotions collectives » qui firent hier trembler la voix de M. Sarkozy avec des accents savamment dosés.

Sur tous ces sujets, pourtant, le président de l'UMP resta muet. C'est pourtant ça, et pas le service minimum dans les transports en commun, qui va déterminer comment nous vivrons au XXIème siècle! M. Sarkozy réclame un vrai débat politique dans notre pays: qu'il mène par l'exemple!

M. Sarkozy, ministre d'Etat, porte un titre autrefois porté par Richelieu et Chateaubriand. A-t-il la pugnacité de l'un ou l'abnégation de l'autre? Pour l'instant, rien ne le suggère. C'est le problème de faire quoi que ce soit en France : quelque petit sentier qu'on emprunte a déjà vu des âmes illustres, et l'histoire sans cesse regarde par-dessus votre épaule. C'est vrai du politique, et de l'électeur: ceux qui parièrent sur M. Chirac virent leur espoir trahi. Oui, décidément, il ya des fois où je n'aime pas être un électeur français.



* Nihil Nove utilise l'expression « Jeb' », jeune énarque brillant, pour décrire cette nouvelle génération de l'aristocratie républicaine au talent technocratique indéniable mais à la conscience politique nulle.

La "série noire" continue

Un jet indonésien s'est écrasé au décollage. (Reuters)

À mon avis, en plus du fait que les accidents mortels se sont tous produits sur des avions vétustes, je retiens surtout que cette série d'accidents d'avions n'a fait qu'une fraction du nombre de victimes tuées sur les routes en France cet été. Les journaux amplifient les évènements bruyants et s'éloignent des tragédies silencieuses. Pendant que la télévision et ma famille frémissaient de peur pour les quelques astronautes de Discovery, je priais en silence pour les morts du Niger.

04 septembre 2005

Jacques Chirac hospitalisé

Jacques Chirac, le président de la République, a été hospitalisé hier à cause d'un accident vasculaire mineur. Bénin. C'est rien, j'vous jure! Il est comme neuf!

Cet évènement a bien sûr relancé le débat sur la transparence sur la santé du chef de l'État. Ce n'est plus l'été, les journalistes ont donc le droit de parler de choses intéressantes ; pourquoi parlent-ils de celle-là? Dans ce domaine, il n'y aura jamais de transparence, qu'on le veuille ou non. Si l'on rend les bulletins de santé obligatoires et que le président a une maladie qu'il ne veut pas révéler, il falsifiera les bulletins. C'est un sujet trop sensible, qui concerne un échelon trop élevé de la Nation, pour qu'il en soit jamais autrement. L'histoire, aussi bien en France qu'ailleurs dans le monde, le montre, et M. Chirac a bien fait en 1995 de mettre fin à cette comédie.

Reste que M. Chirac, à soixante-dix ans bien sonnés, qui a vécu en bon vivant toute sa vie et n'a pas été hospitalisé depuis son accident de 1978, montre une véritable robustesse, qui est certainement due à une nature exceptionnelle. Toutefois, à mon avis, il y a une autre cause : comme M. Mitterrand, qui n'avait pas six mois à vivre au moment de son élection à la magistrature suprême en 1981, et contrairement aux déclarations opportunistes de M. Jospin, l'exercice du pouvoir conserve le président comme une saumure.

Je ne parlerai pas de Michel Houellebecq

Je ne parlerai pas non plus de l'opération Overlord de communication effectuée pour promouvoir son livre.

Je citerai simplement deux faits. La rentrée littéraire, c'est plus de mille livres, dont 400 (400! Sic!) romans. 399 d'entre eux n'ont pas fait la une de tous les grands quotidiens nationaux.

En septembre 2005, faites les bouquinistes.

Décès de William Rehnquist

William Rehnquist, président de la Cour suprême des Etats-Unis, est décédé hier soir du cancer de la thyroide. (Le Figaro, Le Monde)

Unique et complexe personnalité que ce conservateur, nommé par M. Nixon à la Cour et nommé président par M. Reagan, au rire facile et à l'esprit vif, qui s'était inspiré d'un costume d'une comédie musicale pour les galons dorés cousus sur les manches de sa robe. Extrêmement intelligent, il était à la fois un des hommes les plus puissants et un des plus discrets de Washington, ville qui n'est pourtant pas reconnue pour la simplicité de ses ambitieux habitants.

L'histoire de la Cour suprême est découpée en tranches qui portent le nom de ses présidents. Ainsi, la période Warren fut marquée par la politisation de la Cour, qui prit toutes ces décisions controversées normalement laissées au Congrès : droit à l'avortement, droits civils, etc. Si M. Rehnquist fut un juge très talentueux, son bilan de président de Cour est bien plus mitigé : c'est sous sa direction que la jurisprudence de la Cour fut la plus fragmentée.

Une pratique, interdite aux juges en France, permet aux juges qui ne sont pas d'accord avec la majorité de rédiger une opinion dissidente. Il n'y eut jamais tant d'opinions dissidentes que sous la direction de M. Rehnquist. Le travail du président est de réconcilier les opinions de ses confères et d'essayer de les pousser à un consensus ; tâche ardue s'il en fut, car le président a peu de pouvoirs sur ses collègues, tous des gens très intelligents aux vues arrêtées.

Toutefois, même à l'époque des décisions controversées des époques Burger et Warren, ceux-ci réussirent à rallier une majorité claire derrière les arrêts de la Cour. Cette tâche du président est très importante, car le système de jurisprudence américain fonctionne sur le système du précédent. Si les juges de la majorité votent pour une partie de l'arrêt mais rentrent en dissidence pour un paragraphe ou deux, sont d'accord avec la majorité mais décident de rédiger leur arrêt à eux malgré tout, etc., comme fut le cas sous la présidence Rehnquist, il ne peut y avoir de précédents forts.

Sur ce front, le président Rehnquist ne remplit pas entièrement sa tâche, et son successeur devra travailler à réctifier le tir. Beaucoup pensent qu'Antonin Scalia, qui croit que la Constitution des États-Unis doit être interprétée d'une manière stricte, comme M. Bush, sera nommé président par celui-ci à la place de M. Rehnquist. Dans ce cas M. Scalia, qui en tant que juge aimait beaucoup rédiger ses opinions à lui, ne semble pas promis à un meilleur travail que son prédécesseur. On parle également du juge Clarence Thomas, encore plus conservateur mais peut-être plus amène que M. Scalia.

Voilà pour le siège de président. Pour ce qui est du siège vacant de la Cour, les républicains se frottent les mains en même temps que les démocrates affutent leurs couteaux : cette mort intervenant après le départ en retraite du juge Sandra Day O'Connor, il revient à M. Bush de nommer deux personnes à la Cour suprême. Étant donné que la plupart des décisions de la Cour qui déplaisent le plus aux républicains ont été prises à des majorités faibles, le remplacement de juges clés par des personnages plus conservateurs pourrait renverser la jurisprudence de la Cour sur des sujets comme l'avortement ou la séparation de l'Église et de l'État. Une fois un nom arrêté par le président, celui-ci doit être confirmé par le Sénat, lequel est dominé par les républicains, mais peut être paralysé par des tactiques de retardement par les démocrates.

M. Bush nomma un véritable ninja au siège de Sandra Day O'Connor : John G. Roberts, jeune avocat qui travailla pour le ministère de la justice sous la présidence de M. Reagan, semble s'être préparé à une nomination à la Cour suprême depuis la fac' de droit (Harvard, bien sûr) en gardant le silence sur absolument tous les sujets sensibles qui pourraient lui interdire la confirmation du Sénat. M. Rehnquist parti, se pose la question de l'autre nom.

Je trouve que, comme juge suprême potentiel, Mary Ann Glendon, professeur de droit constitutionnel comparé à Harvard, sent très bon. Penseur catholique, notamment dans les domaines d'éthique, de bio-éthique et de droits de l'homme, elle fut notamment président du Conseil pontifical sur les sciences et représentant officiel du Vatican à la Conférence des Nations-Unies sur les femmes. Elle fait partie du Conseil présidentiel sur la bio-éthique. Elle possède plusieurs avantages pour une nomination : contrairement à M. Roberts, elle remplace un conservateur et pas un modéré, et risque donc de rencontrer moins d'opposition ; elle n'est pas un juge, ce qui est à la mode pour les nominés à la Cour ; elle vient de Harvard, pépinière de juges fédéraux ; enfin, elle est une femme.

Nous verrons. Une chose est sûre : à sa rentrée en octobre, la Cour suprême des États-Unis ne sera pas au complet pour trancher des litiges sur la plus vieille constitution du monde, du pays le plus puissant du monde.



P.S. (05/09) le Washington Post est d'accord avec moi sur la présidence de M. Rehnquist. Ca fait toujours plaisir.

Le trou de la serrure nord-coréenne

J'engage les anglophones paarmi mes lecteurs à regarder sur CNN un reportage exceptionnel : North Korean Journey qui, comme son titre l'indique, relate le voyage, autorisé pour la première fois, d'un journaliste américain dans le pays le plus reclus du monde.

On y verra notamment des passages sur la lente libéralisation du régime, avec la timide autorisation d'un secteur privé, qui rappelle d'autres libéralisations de régimes communistes, signe d'espoir malgré ses effets pervers : la monopolisation des maigres richesses ainsi générées par des oligarques, et l'appauvrissement d'une population déjà pauvre à l'extrême. On y verra aussi des passages émouvants sur les jeunes gens de ce pays fou, qui n'ont jamais rien connu d'autre que le lavage de cerveau du culte de personnalité. Tout ce potentiel gâché, toute cette humanité pervertie me serrent le coeur.

On m'a parfois fait remarquer que la Corée du nord est une de mes préoccupations . Oui, car je suis préoccupé par le totalitarisme, la pire des inventions humaines, qui remplace la loi par la perversion, la société par l'anarchie, la vie par la mort. Nous avons un devoir d'être conscient que nous ne sommes pas à l'abri du totalitarisme, qu'il est une épée de Damoclès autour de nous, et nous devons le surveiller constamment et le combattre là où il existe, et là où il pourrait naître. La Corée du nord est la statue du commandeur, le revenant au corps pourrissant qui nous rappelle à notre devoir de mémoire et de vigilance.