Nihil Nove

18 juin 2005

La Pac' contre la ristourne?

Dans les apparences, l'on assiste en ce moment à Bruxelles (ce mot se prononce Brusselles, comme les autres mots dont le x est précédé d'un u) à une valse des égoïsmes . A l'occasion du sommet européen visant à déterminer le budget de l'Union européenne pour les années 2007-2013, deux politiques, mais également deux conceptions de l'Europe, se sont affrontées .

Comediante

D'un côté M. Blair, le premier ministre Britannique, plus que jamais l'héritier de Mme Thatcher, défend la vieille ristourne, aujourd'hui complètement injustifiée, à laquelle son pays avait eu droit lors de sa dépression économique . Il le fait, bravant l'offuscation des bien penseurs de l'Europe, avec ce délicieux machiavélisme qui fit le plus grand empire de l'histoire .

C'est également un malin machiavélisme car il a retourné la situation à son avantage en reprochant au Président de la République M. Chirac, qui avait lancé l'offensive sur le terrain de la ristourne, de vouloir maintenir en l'état la Pac', la politique agricole commune de l'Union européenne, une situation qui bénéficie surtout à la France . Et celui-ci, plus aiguillonné par la peur de déversements de purin devant les sous-préfectures du Berry que par l'interêt de la Nation, de soutenir le siège de Bruxelles comme un Monluc corrézien .

Et la valse de tourner à la pantalonnade, chacun taxant l'autre de sobriquets par conférences de presses interposées . Et le choeur de commenter d'une même mélodie . D'abord de s'offusquer d'un « retour en arrière » des dirigeants européens qui sont accusés de vouloir défendre les interêts de leur pays au sein de l'Union . Quel scandale, en effet, de voir des hommes élus par leur peuple pour défendre ses intérêts défendre ses intérêts...

Et d'embrayer vers une condamnation de la Pac', présentée avec l'aplomb des évidences . Beaucoup trop d'argent dépensé, un secteur qui ne crée pas d'emplois, vieillot, qui ne sert à rien ; donnons donc à M. Blair ce qu'il veut, finissons-en avec cette Pac' . Cette position est loin d'être aussi évidente, ce qu'une brève histoire de cette politique et une évocation des enjeux mondiaux qu'elle suppose aujourd'hui devraient montrer .

Tragediante

Il convient d'abord de rappeler, en ce soixante-cinqième anniversaire ignoré de l'Appel du 18 juin, que la politique agricole commune est une des grandes réalisations du général de Gaulle . Elle était une des conditions d'accession de la République fédérale allemande au marché commun : les produits industriels allemands seraient placés en position dominante dans le marché français, en échange de quoi les produits agricoles français seraient placés en position dominante dans le marché allemand . La Pac' a alors permis la survie d'un secteur alors vital de notre économie, et est devenue une des pierres d'angles de la construction européenne .

En effet, la Pac' reste à ce jour, avec l'aide aux régions qui est relativement insignifiante en comparaison, la politique la plus efficace de l'Union . Alors que n'a cessé l'arnaque intellectuelle de présenter Airbus comme un succès de l'Union européenne alors qu'il est un succès d'un modèle de construction européenne différent de celui de l'Union, la Pac', quant à elle, est un vrai exemple d'un succès d'une politique intégrée européenne—voire le seul . Ceci montre que la défense de la Pac' est, comme presque toujours et contrairement à ce que proclament les prétendus « européens convaincus », une politique où les intérêts de la France et de l'Europe sont de conserve .

Il convient enfin de s'élever au-dessus de l'étroite logique économiste qui ne voit dans l'agriculture qu'un secteur de l'économie . La plupart des défenseurs de l'agriculture se fondent sur une évocation romantique de la terre-terroir, à laquelle un attachement ataviste est réclamé . Bien que, comme l'immense majorité des français, je suis descendant de paysans, ne comptez pas sur moi ici pour reprendre cette rhétorique, même si elle n'est pas sans toucher une partie affective de mon esprit .

Je préfère ici souligner l'importance géostratégique des produits agricoles en évoquant un de ces faits tous simples qui sont pourtant un des moteurs de l'histoire . Ce fait est que si on ne mange pas, on meurt .

Cela semble échapper à chaque débat sur l'avenir de l'agriculture . Cependant, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu'il est simplement impossible qu'un pays qui dépend d'un autre pour quelque-chose d'aussi essentiel que la nourriture puisse avoir une politique vraiment indépendante . La nourriture est l'élément le plus oublié et pourtant le plus essentiel de la géopolitique, car, comme l'indépendance militaire, l'indépendance agricole est une condition sine qua non d'une vraie présence sur la scène mondiale .

Il existe aujourd'hui dans le monde deux puissances agricoles : les États-Unis, qui nourrissent le monde, et la France, qui nourrit l'Europe . Ces deux puissances sont artificiellement maintenues en état de fonctionner, grâce à des subventions dont les montants exorbitent les yeux de ceux qui sont aveugles aux impératifs que je viens de mentionner . Tout comme les subventions américaines à l'agriculture, si la Pac' tombe, l'agriculture française tombera . De la survie de la Pac' dépendent donc, à terme, la survie de l'indépendance de la France et la possibilité d'une indépendance de l'Europe .

C'est ici que se pose le vieux problème du rôle ambivalent de la Grande-Bretagne dans les institutions européennes, dont la détermination à massacrer une politique qui empêche l'arrivée d'une autre forme d'impérialisme américain en Europe est un autre gage de sa position de cheval de Troie des intérêts américains au sein de l'Union . Le choix de ce pays, qui a tant apporté à la civilisation occidentale, et qui a des atouts pour aspirer comme la France à la grandeur et à l'indépendance dans une Europe unie, de se faire toujours le subordonné des États-Unis, me choque et me remplit d'une sympathie pour un pays dont, comme le disait Winston Churchill pour défendre l'indépendance française, les barons en décousaient déjà avec les notres il y a mille ans .

En effet, si la Grande-Bretagne et les États-Unis sont deux pays séparés par une même langue, la France et la Grande-Bretagne sont certainement deux pays séparés par une même culture .

Crise

Peut-être occupe-t-il un costume trop grand pour lui : le président en exercise de l'Union européenne est le Premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker . M. Juncker, après avoir échoué dans son rôle de médiateur, a récemment admis que l'Union était entrée dans « une crise profonde » . Pourvu qu'il sache ce qu'il dit : le mot crise a reçu son sens d'Aristote . Fils de médecin, il connaissait son sens médical : une crise est, dans une maladie, le moment de vérité . Au moment de la crise, tous les symptômes sont apparents, et c'est là que le médecin doit déterminer quelle est la maladie et quels remèdes employer . Après la crise, le seul impératif est l'action, et la seule alternative est la guérision du patient, ou sa mort .

Cependant, il est douteux que les Sganarelle de l'Union soient en mesure d'apporter un bon diagnostic à ses maux, ni a fortiori un bon remède . En effet, la construction européenne, entreprise magnifique au principe de laquelle j'adhère de toute mon âme, a été ratée car ses auteurs ont voulu aller trop vite, croyant qu'en instituant leur belle idée au mépris des réalités ils mettraient les peuples devant le fait accompli et qu'ils s'y adapteraient volens nolens . Il n'est pas trop tard pour rectifier le tir, mais le temps est compté : nous sommes en crise .

Remède

En réalité, les dirigeants européens n'ont pas besoin de fixer le budget 2007-2013 avant la fin 2006 . Seulement, ils ont décidé de le précipiter pour, après la mort du Traité-constitution, montrer que l'Union restait unie autour de chefs d'États et de gouvernements qui regardent tous dans le même sens . Tout comme l'échec de la Constitution montre la disparité entre les conceptions populaire et technocratique de la construction européenne, l'échec de ce sommet montre la disparité entre les conceptions atlantiste et indépendante de l'Europe .

Je suis pour l'intégration européenne . Je suis pour une Constitution européenne . Mais il faut que cette constitution et cette intégration prennent en compte les peuples, faisant de leurs États le centre et les acteurs de l'Union européenne, donnant aux États la liberté de s'engager plus ou moins avant dans la construction européenne, permettant ainsi l'établissement d'une vraie communauté européenne de défense, d'une vraie politique financière et monétaire, le maintien de la politique agricole commune : bref, le remède face à la crise .