Nihil Nove

04 juin 2005

Belle erreur !

En plein dans le panneau .

La première prophétie de Nihil Nove se solde par une erreur : nous avions prédit que le « oui » l'emporterait au référendum et, conformément aux pronostics du reste de la presse, c'est le « non » qui l'a emporté . Nous ne sommes tout à fait pas mécontents, d'abord d'avoir eu le courage de garder notre point de vue jusqu'au dernier moment, et enfin du résultat du scrutin : ce référendum n'a pas été une victoire d'un parti, d'un homme ou d'une idée, mais d'un peuple, le peuple français .

Le matraquage médiatique était tel, avec toutes les télévisions hertziennes et tous les grands quotidiens nationaux prenant le côté du « oui », que nous ne pouvions imaginer que les français ne soient pas influencés . C'est une bonne surprise de découvrir que nous les avons sous-estimés .

Le vote « non »

Tout indique que ce vote a vraiment été celui du peuple français et pas celui des parties (ou partis?) qui le composent . Le vote « non » ne fut pas un vote extrêmiste, ou anti-libéral . Par exemple, 25% des sympathisants de l'UDF, parti fédéraliste, ont voté « non », ce qui montre à quel point ce vote a dépassé les divisions . Dimanche dernier, c'est donc un évènement magique qui s'est produit : cette alchimie par laquelle les citoyens, au lieu de glisser dans le dénominateur commun tels une foule, se sont élevés à être plus que la somme de leurs parties et a être un peuple, une entité avec une vraie existence . Ce peuple français qui est le Souverain de notre République, je croyais l'avoir perdu et voilà qu'il se rappelle à mon souvenir alors que je ne l'attendais plus . Pourtant, il ne doit pas y avoir plus de 2% des votants qui ont voté sur le fond du texte . Prises individuellement, les raisons de chacun de voter « non » (ou « oui ») sont probablement stupides, mais pourtant, là est la magie, combinées ensemble, elles forment une réponse juste .

C'est un vote d'abord populaire . Certes, il est populaire en tant que déclaration du peuple français, mais il est également populaire dans le sens que, on l'a remarqué, c'est le vote des pauvres et des désenchantés . Oserai-je le dire ? C'est le vote du tiers-état . On accuse la France de voter hors-sujet en votant contre le Gouvernement et contre la « France d'en-haut » . Peut-être . Toutefois je me permets de rappeler que le peuple français est le Souverain de la République, qu'il répond aux questions qu'on lui pose par les réponses qu'il veut, et que c'est maintenant à la République de prendre acte des décisions irrévocables du Souverain .

C'est un vote, surtout, patriote . Si ce malin de John-Paul Lepers s'était rendu compte de la portée du court passage qu'il a inclus dans son reportage pour Canal + sur le « non », il l'aurait probablement coupé au montage . On y voit un jeune homme, garde de sécurité de son état, suivi par la caméra alors qu'il se dirige vers l'isoloir . Il n'a pas encore décidé ce qu'il allait voter . A sa sortie du bureau de vote, la réponse tombe : il a voté « non » . Lepers lui demande pourquoi. Il ne pense pas qu'il faille faire l'Europe d'après le modèle des États-Unis . Réponse peu convaincante, car celui qui la donne en semble le moins convaincu . Ensuite, la vérité sort, faible, réprimée par tant d'années de culpabilisation : et puis, aussi, un peu, peut-être, pour la France, quoi . Cette phrase fut d'autant plus belle qu'elle fut si timide, presque honteuse, sortie du fond de l'âme couverte par des années d'une République qui refuse d'être fière d'elle-même . Je pense que c'est là la réalité du vote « non », qu'il soit riche ou pauvre, blanc ou foncé, anti-Raffarin ou anti-Chirac, qu'il ait raison ou tort : c'est un vote qui aime la France . L'histoire contemporaine m'avait rarement donné raison d'être fier des français, et ce vote renouvelle ma foi .

Quelles conséquences tirer du résultat du référendum ? J'ai dit qu'après la déclaration du Souverain, c'était à la République de prendre acte . Que faut-il donc faire ? Ce « non » a des conséquences dans deux domaines : la politique intérieure, et l'Europe .

Politique intérieure

La première conséquence de politique intérieure devrait être la démission du Président de la République, pas tant parce-que ce vote a été une attaque contre lui mais parce-que, en s'engageant personnellement pour le « oui », il a montré qu'il était l'homme d'une politique, politique que la France a refusé . Si la France refuse la politique elle refuse l'homme, et celui-ci ne devrait pas même avoir le choix de « se soumettre ou se démettre », pour employer le mot trop répété de la IIIème République . Mais bon . M. Chirac refusant de se démettre, il devra au moins se soumettre : la nomination de M. de Villepin au poste de Premier ministre est un pas dans la bonne direction . Celui-ci est éminement intelligent et qualifié, et il a une grande idée de la Nation . Il fera un excellent Premier ministre s'il y a une volonté politique derrière lui .

Or, il n'y en a pas .

En politique, M. Chirac a zigzagué entre la gauche, la droite, le centre-gauche et le centre-droit . Toutefois, il y a une constante chez cet homme qui a toujours participé des hautes sphères de l'État depuis plus de quarante ans : c'est le refus de l'audace et de l'affrontement . Une politique qui changerait le triste état de la France ne serait qu'une politique audacieuse et qui rencontrerait l'opposition des contre-pouvoirs qui veulent le maintien du statu quo, opposition devant laquelle, depuis les grèves de 1995, M. Chirac a toujours plié, soumettant l'interêt général aux interêts particuliers . Si le rappel à l'ordre de 2002 n'a pas suffi, il n'y a aucune raison que la claque de 2005 change grand-chose, et le retour de M. Sarkozy aux affaires montre une volonté de continuité, alors que le « non » demande une rupture .

Pourtant, cette situation est bien une des rare fois où une politique qui irait dans l'interêt de la France irait également dans l'interêt de M. Chirac . En s'impliquant dans la politique du Gouvernement, mettant tout son poids et tout son charme dans l'action gouvernementale, en passant à la télévision, il redeviendrait ce Chirac jeune et actif que la France a aimé et pour lequel elle a voté en 1995 . En deux ans, il a juste le temps de faire les réformes qui sont nécessaires et de voir le début de leurs effets bénéfiques, s'ouvrant ainsi un boulevard pour la réélection en 2007, car son action dirait par elle-même : « Je vous ai compris, je fais ce qu'il faut, mais j'ai besoin de cinq ans de plus » .

Il battrait ainsi M. Mitterrand, devenant le président au mandat le plus long de la Vème République . Bien sûr, ce serait loin d'être aussi simple : il se heurterait à l'opposition de la gauche, des extrêmes, et probablement également de son propre camp, les partisans de M. Sarkozy qu'il a laissé entrer dans la bergerie . Mais c'est là sa seule chance d'être réélu et de laisser une autre marque dans l'Histoire que celle d'un Président inactif et inpopulaire . M. Chirac est un homme politique d'une qualité exceptionnelle et il a la capacité de surmonter les obstacles qui se dresseraient devant lui s'il en avait la volonté .

Je parle des réformes nécessaires, les voici :
  • Changer les syndicats . La liberté syndicale est un principe fondamental reconnu par les lois de la République, et un grand acquis social . Il n'est pas sujet de supprimer cette liberté, au contraire, mais de l'augmenter . Les français sont très peu syndiqués, et les « grands » syndicats ne représentent donc qu'une minorité des employés, et ne fonctionnent donc que par la confrontation fanatique au lieu de la négociation démocratique . Tout cela va à l'encontre de l'interêt général, de l'interêt de l'État, et surtout de l'interêt des travailleurs que les syndicats devraient représenter . En incitant (ou obligeant) par la loi les employés et fonctionnaires à se syndiquer, le système quasi-mafieux des syndicats tel qu'il existe s'effondrerait naturellement, par la loi la plus forte de l'Histoire : celle des nombres . Bien sûr, ce serait en pratique beaucoup plus compliqué, et j'écrirai peut-être avec plus de détail sur le sujet de la réforme des syndicats . Il reste qu'une réforme visant à démocratiser le syndicalisme serait un grand acquis social et républicain .
  • Refondre le Code des impôts . Pas tant pour les baisser que pour les améliorer . Il existe plus de cent différents prélèvements obligatoires en France ; notre système fiscal est tellement complexe qu'il n'existe pas d'expert des impôts . Il y a des experts de certains domaines fiscaux mais le système est tellement complexe que personne ne peut le comprendre en entier . Il n'est besoin que de quelques prélèvements, pas plus de vingt . Les entreprises dépensent énormément d'énergie pour essayer de faire jouer ce labyrinthe fiscal à leur avantage, se retrouvant dans la situation paradoxale de dépenser des sommes folles pour arriver à en dépenser moins . Cela représente entre 10 et 20% de leur activité économique . Un système fiscal simplifié représenterait une libération vitale de capital pour les entreprises : ce serait comme une baisse d'impôts de 10 ou 20%, mais sans baisser les rentrées pour l'État ! De plus, et surtout, il permettrait des relations ouvertes et confiantes entre les contribuables et l'État : nous sortirions d'un système ou les gens font tout pour ne pas contribuer à la communauté à un système simple, compréhensible, auquel les citoyens seront beaucoup plus aptes à se plier .
  • Simplifier le Code du travail . Il est tellement difficile de renvoyer quelqu'un que les entreprises préfèrent tout simplement ne pas engager . En simplifiant le droit du travail, le gouvernement travailliste de M. Blair a contribué à revitaliser l'embauche tout en maintenant des vraies garanties sociales . La mesure de M. Borloo des chèques-travail est un pas dans la bonne direction . Le Gouvernement de M. Raffarin a allongé le délai pendant lequel l'on peut maintenir une société à son domicile : on se demande bien pourquoi un tel delai devrait exister . L'Economist a parfaitement résumé la question en écrivant : « Il n'y a aucune raison pour laquelle la France ne diviserait pas son taux de chômage par deux en dérégulant son marché du travail . » Il ne s'agirait bien sûr pas de déréguler complètement et de revenir à la souveraineté du contrat dans le domaine du travail . Il s'agirait seulement de prendre acte des faits : en France, on a asphyxié la liberté pour avoir plus d'égalité, et force est de constater que ces mesures n'ont abouti qu'à plus d'inégalités . Il faut, dans le domaine du travail comme dans les autres, un équilibre pragmatique entre protection sociale et liberté d'entreprendre : rétablir la liberté, pour atteindre l'égalité .
On peut bien sûr penser à des réformes plus substantielles mais celles-ci seulement suffiraient à relancer la croissance et l'emploi, donnant à M. Chirac un bilan positif de son action en 2007, et des raisons de recevoir la confiance des français pour un autre mandat . Elles ont beau être faibles en pratique, de telles réformes seraient un séïsme dans le paysage politique et social français, conservateurs tenaces que nous sommes . M. Chirac trouverait beaucoup d'opposition au sein même de son Gouvernement et de sa majorité parlementaire .

Il devrait donc court-circuiter ces oppositions : ces réformes qui relèvent de la loi, il peut les faire voter par référendum . Cela aurait de nombreux avantages . D'abord la défaite de ses adversaires politiques, qui ne pourraient plus prétendre représenter l'interêt général ou la volonté des français, et n'auraient plus qu'à s'incliner . Ensuite et surtout, le retour de M. Chirac au centre de la vie politique, le plaçant ainsi en pôle-position pour la course de 2007 . La ratification du Traité a montré la différence de vues entre la classe politique et le peuple français : M. Chirac, en faisant appel à celui-ci et « non » au Parlement, se montrerait comme un grand homme, qui ne tient pas d'amertume de sa défaite, et comme le champion du peuple, allié avec lui dans une série de réformes court-circuitant cette élite contre laquelle les français ont voté le 29 mai et apportant des réformes qui, je le répète, mèneront à la reprise de la croissance et de l'emploi et à une position de favori pour une réélection .

Une fois réélu grâce à ces réformes légères bien que lourdes de conséquences, il devra, pour se maintenir, prendre acte du fait que le modèle social français ne fonctionne plus, et doit être réformé exhaustivement pour continuer à éxister au XXIème siècle .

Créer une Europe politique

Le nombre de bêtises qu'on a racontées à propos du Traité ! En faire la liste serait trop long, et j'aimerais donc en faire l'ellipse, mais je ne pourrai rien dire sans me heurter à une idiotie . Par exemple : on ne pourra pas renégocier ! Il y a un plan B ! Il n'y a pas de plan B ! Je n'ai toujours pas compris ce que l'on entendait par « plan B », mais je sais une chose : en politique, tout est possible avec assez de volonté et de ruse, surtout pour la France . Il ne s'agirait pas de faire rédiger un nouveau texte par une convention ou une assemblée constituante, il s'agirait de revenir à la bonne vieille négociation entre États . De faire dominer la réalité sur la fiction, les peuples sur les idées .

La France, avec la collaboration d'autant de gouvernements qui voudront partager son projet, rédigerait un nouveau texte . Une fois établi, ce texte pourrait être modifiable et négociable à loisir par les autres pays de l'Union, mis à part les points essentiels sur lesquels la France ne pourrait revenir : c'est là le talent des diplomates, les aléas des négociations... Dans un scénario idéal, après que les gouvernements se sont mis d'accord sur un texte, un référendum européen le ratifierait : tous les citoyens de l'Union votant un même jour, et le nombre de voix seraient comptées à l'échelle européenne . La ratification d'un Traité par vingt-cinq États, surtout si beaucoup votent par référendum est, on l'a vu, impossible : il s'en trouvera toujours un pour dire « non » . Court-circuiter les États et faire appel aux peuples européens serait dans le sens de l'Europe et de la démocratie .

Mais quel contenu donner à ce texte ? La qualité formelle est primordiale : c'était mon grand reproche contre le Traité . Le droit est avant tout affaire de mots, et un texte législatif efficace est un texte législatif bien écrit : Stendhal disait trouver un modèle dans le Code Napoléon . Le Traité est tout à l'opposé d'un tel modèle ! Il comporte tellement de dispositions mal rédigées sur le même sujet, qu'on peut arguer d'une chose et de son contraire en se fondant sur le même texte .

Ce n'est d'ailleurs pas innocent : à qui fait-on appel pour trancher un conflit législatif ? À un juge, en l'occurence la Cour de justice de Luxembourg, qui deviendrait alors un juge constitutionnel incontournable . Ajoutez à cette prérogative la Charte des droits (aussi mal rédigée que le reste) qui lui aurait permis de s'imposer à l'ordre juridique interne des pays dans tout domaine jugé utile, et nous aurions eu un gouvernement des juges . Cette expression de gouvernement des juges est employée à tort et à travers mais, dans ce cas, elle est justifiée . Quand on connaît l'histoire européenne et la jurisprudence de ladite Cour, on sait que ce gouvernement des juges aurait été un gouvernement fédéral . J'ai déjà dit ma méfiance pour le rêve inepte des États-Unis d'Europe, mais même le plus ardent fédéraliste ne voudrait pas de ces États-Unis là—mis à part les fédéralistes qu'on trouve à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg .

Cette mélasse réglementaire européenne ne s'étend d'ailleurs pas seulement au Traité : le plus grand allié de l'Union a été le flou qui l'entoure . Fédération ou confédération ? Celui qui l'arrange le plus quand ça l'arrange le plus . L'administration de l'Union et la Commission qui la dirige se servent du flou pour grignoter toutes les compétences et pouvoirs qu'ils peuvent, sans en assumer les responsabilités quand vient l'heure des comptes . On a voulu arguer pendant la campagne que, justement, le Traité changerait cet état de fait . Le poids du texte seul nie cette assertion . Par exemple, la Constitution du Second Empire allemand traite de choses aussi intemporelles et essentielles au fonctionnement d'un État que l'administration des chemins de fer et du réseau télégraphique . Et pourtant, elle ne fait, comme toute constitution qui se respecte, que quelques feuillets .

Personnellement, je serais prêt à beaucoup d'abandons de souveraineté en échange d'un texte clair, c'est à dire court et bien écrit, et pragmatique, c'est à dire sans pétitions de principes abstraits ni dispositions techniques pleines de détails insignifiants . Bien sûr, ce serait idéal s'il y avait le fond pour aller avec la forme : soumission de la Commission au Conseil doté du pouvoir exécutif et réglementaire, le Parlement avec un vrai pouvoir de contrôle administratif, pas ou peu de judiciaire, une vraie politique monétaire et financière, une vraie politique étrangère, une vraie politique de défense, bref : une vraie politique . Mais la forme sans le fond serait déjà une avancée énorme, car ça signifierait la fin du jeu de l'Union, la fin du flou .

L'on cite trop souvent Nietzsche annoncant la mort de Dieu, en oubliant la suite de la citation : Son ombre continuera à nous dominer pendant des siècles . Le 29 mai, une certaine France, et une certaine Europe sont mortes . Combien de temps laisserons-nous leur ombre nous dominer ?