Nihil Nove

17 octobre 2005

Le Figaro nouveau (2/2)

Deuxième partie

Dans la première partie de cet article j'ai évoqué la nouvelle maquette du Figaro, conclu que c'était une évolution qui n'était pas mauvaise, mais qu'il sera plus difficile de venir à bout du problème qu'elle essaye de résoudre: infléchir la baisse constante des ventes du journal. Je vais maintenant expliquer pourquoi, et mon idée folle pour redresser la barre.

On sait le déclin de la presse quotidienne en France. Depuis la Libération et l'apparition des magazines d'information à l'américaine, venus remplacer une presse quotidienne épurée à la serpe pour faits de collaboration, les français ne lisent plus les quotidiens et préfèrent les hebdomadaires. Le Monde ne survit que grâce à son magazine et le groupe de Télérama. Libération a été repris par un Rothschild et a décidé d'un plan social dont plusieurs journalistes vont faire les frais: qui manifestera pour ces pauvres scribes pour bobos? Qui plus est, les quotidiens n'ont même plus le privilège de l'immédiateté: ces jeunes que la nouvelle formule du Figaro veut courtiser utilisent maintenant l'Internet comme source principale d'information.

Je suis le modèle même d'un consommateur moderne d'information: entre les magazines, qui fournissent les analyses en profondeur, et la télévision et Internet qui me permettent de raser les évènements du monde de près, les journaux quotidiens me semblent en effet occuper une place étrange et obsolète. Je ne les lis plus que pour cette sensation délicieuse de ces larges feuilles ouvertes devant moi, le plaisir de plier et déplier cet assemblage précaire mais ordonné de grands pans de papier. Et aussi, bien sûr, pour les chroniques et autres articles d'opinions pour lesquels les grands quotidiens sont aujourd'hui le forum tout désigné.

Nous assistons à la fin d'une ère grande et belle, celle des grands quotidiens d'information. Il ne reste plus aujourd'hui que dix quotidiens nationaux, contre quatre-vingt en 1914, et quelques-uns encore sont sur le point de mourir. La déforestation fait perpétuellement augmenter le prix du papier, qui est aux quotidiens ce que le pétrole est aux compagnies aériennes. Les annonceurs négligent les quotidiens, préférant publier leurs publicités dans les magazines.

Bref, le déclin de la presse quotidienne n'est pas le fruit de circonstances passagères, mais bien d'une évolution structurelle des besoins en information de la société moderne. Les quotidiens sont condamnés au même sort que les bassins houillers, et il va falloir au Figaro plus qu'une devanture « bleu Europe », pour survivre à une évolution structurelle de son moyen de communication et de subsistance.

En somme, Le Figaro doit faire trois choses pour survivre :
  • Attirer un lectorat jeune,
  • gagner de l'argent, et
  • fournir une information rapide.
Dans le passé, la presse quotidienne était un moyen suffisant pour accomplir ces buts. L'évolution de la société et des technologies de l'information et de la communication fait que ce n'est plus le cas. Nous sommes, Dieu merci, dans une société encore un tant soit peu libérale, donc il faut s'adapter ou mourir.

Une des raisons pour lesquelles Nihil Nove a été fondé, et a été fondé en tant que site Internet, est ma stupéfaction devant le contraste entre la paralysie de la presse écrite, surtout en France, et l'énorme potentiel journalistique de l'Internet — qui est le plus sous-éxploité en France.

Il est mal exploité aux Etats-Unis par la presse institutionnelle, mais elle sert magnifiquement aux individus pour fournir un journalisme de guerilla qui contrebalance cette presse institutionnelle: on se souvient que l'enquête sur les aventures de Bill Clinton avec Monica Lewinski avait été refusée par Newsweek, avant d'être révélée par le Drudge Report, un blog.

En France, cet Internet journalistique n'existe pas vraiment, que ce soit du point de vue des institutions ou des quidams. Par conséquent, il ne faut pas voir l'évolution du marché du quotidien comme une malédiction, mais au contraire comme une opportunité de changer, de prendre son parti du nouvel état des médias, et de permettre à Internet d'accomplir enfin sa vocation journalistique.

C'est sur Internet qu'est l'immédiateté de l'information. C'est sur Internet que sont les jeunes. C'est sur Internet qu'est l'argent. Bref, ça fait des années qu'on nous le râbache, au point qu'on n'y pense même plus, mais c'est sur Internet qu'est l'avenir.

Certes, Le Figaro a un site Internet, comme toutes les autres publications de France et de Navarre, mais c'est une annexe, un truc qu'on fait par acquit de conscience, parce qu'il faut avoir un site Internet. Or, si la raison d'être d'un quotidien est l'immédiateté, et que l'Internet est le média qui permet la meilleure immédiateté, ne faudrait-il pas que Le Figaro se concentre sur ce point, au lieu de le traiter comme un détail?

Ils pourraient transformer leur site, et leur offre médiatique en général, et atteindre les buts que j'ai exposés plus haut. Voici la recette de ce Figaro nouveau :

Faire du papier l'annexe de l'électronique et non l'inverse. C'est déjà comme ça dans les faits: les journaux ne sont plus que l'écho des dépêches qui circulent sur les réseaux électroniques. Il faut donc réorienter la rédaction dans ce but, et annoncer fièrement que Le Figaro n'est plus un quotidien avec un supplément Internet, mais un site Internet avec un supplément vendu en kiosques chaque matin.

Les journalistes du Figaro n'écriront donc plus pour l'édition papier du journal, mais pour le site, chaque numéro devenant donc une « photographie » quotidienne des informations qui y sont communiquées.

Voilà pour la précieuse immédiateté. En ce qui concerne les chroniques et autres articles d'opinions que j'évoquais plus haut, le format blog est bien mieux adapté à alimenter le forum intellectuel — Nihil Nove en est bien l'exemple. Les chroniqueurs n'écriront plus une fois par semaine ou par quinzaine, mais auront des blogs (on peut imaginer un système de paie forfaitaire avec une prime au nombre de visiteurs) que les gens pourront visiter sur Internet, et dont les meilleures feuilles seront publiées dans l'« annexe-papier ».

Pratiquement, cela changerait peu de chose au contenu du journal que recoivent chaque matin des milliers de grand-mères — il y aurait toujours les actualités, les pages d'opinion, et les pages saumon —, mais cela donnerait au Figaro une aura et un avantage sur sa compétition non négligeables. Une chaîne de télévision américaine, Current TV, a été lancée autour du principe de suivre l'actualité dans une perspective jeune et toujours proche de ce qui est transmis par Internet. Ses principaux sponsors? Google et Al Gore. Sans blague.

Faire un site sur lequel les gens voudront rester. La dernière folie d'Internet, après les blogs, ces journaux intimes que l'on veut porter à l'attention d'autant d'individus que possible, et les wiki, ces pages dont n'importe-qui peut modifier le contenu, sont les sites dits de « réseaux sociaux ». Les gens s'y inscrivent gratuitement, peuvent écrire sur un blog ou dans des forums, s'envoyer des messages, afficher leurs photos, faire des recherches d'autres gens en fonction de centres d'intérêts, films préférés, etc. Des sites tels que MySpace et Friendster sont aujourd'hui visités par des millions de gens chaque jour, et sont bien plus et bien autre chose que des messageries roses ou des sites de rencontre.

Ils répondent clairement au besoin de nouveaux moyens de communications qui se fait jour dans nos sociétés urbaines, atomisées et froides. Les jeunes bourgeois que la nouvelle formule veut attirer sont la cible idéale pour un site de réseau social francophone et sympa. Si Le Figaro devenait un tel site, tous les jeunes étudiants du pays s'inscriraient pour lire la dernière réflexion acerbe sur le blog d'Eric Zemmour ou le dernier morceau d'humour pince-sans-rire sur celui d'Angelo Rinaldi, et s'envoyer des messages sur la dernière dispute entre Nicolas et Cécilia.

Faire de la publicité à bon escient. Tous les sites gratuits d'Internet font de l'argent grâce à la publicité, on le sait. Seulement, il y a publicité et publicité. Les internautes ont vite appris à ignorer les bannières animées aux couleurs criardes et aux animations qui se voudraient perturbantes. En plus d'être inefficaces, ces publicités obstrusives sont discourtoises. Je ne vais sur un site comme celui d'Allociné qu'en déséspoir de cause, car je sais que si je m'y rends je devrai d'abord souffrir un écran de publicité pour le dernier film. Beaucoup plus efficace est la publicité discrète mais ciblée.

Google fait son beurre grâce à ça : à côté de chaque recherche, le site propose des offres portant sur le même thème. Si on fait une recherche sur le français, on nous propose des cours de français ou des livres de grammaire, etc. Comme ces publicités ne sont vues que par des gens qu'on présume déjà interessés par le sujet en question, elles valent plus cher. Et plus le site peut obtenir des cibles réduites, plus les annonceurs sont prêts à débourser leurs besants d'or. C'est pourquoi Google a ouvert un service de courriels gratuits : rien de plus ciblé que des publicités en rapport avec la correspondance privée de quelqu'un (aucun problème de vie privée, puisque c'est uniquement un ordinateur qui lit les emails en question).

C'est aussi pourquoi les sites de réseaux sociaux ont autant de succès : en permettant aux membres de s'envoyer des messages privés ou publics, on crée une manne pour les annonceurs. Depuis les réclames et les abonnements qu'inventa le journal La Presse d'Emile Girardin en 1836, jamais cette presse n'a eu une nouvelle source de revenu aussi importante à sa disposition.

Attirer le chaland. Chacun le sait, Apple a lancé le premier site de vente légale en ligne de musique, l'iTunes Music Store (iTMS). Seulement, étant donné les coûts d'un tel service et les redevances que la compagnie doit payer aux compagnies de disque, l'iTMS ne dégage presque pas de profits pour la société. Toutefois, puisqu'on ne peut écouter les chansons achetées grâce à l'iTMS que sur un iPod, le walkman digital de la marque, l'iTMS, un service en ligne, incite les gens à acheter un produit bien solide, à valeur ajoutée.

Bien qu'un site du Figaro bien construit permettrait de dégager des sommes folles, il permettrait aussi d'attirer des nouveaux lecteurs du quotidien. On a beau lire tous les articles sur Internet, un écran ça fait mal aux yeux, donc on risque de s'abonner ou d'acheter le journal pour lire dans le métro ou à tête reposée.

Bref, Le Figaro a tout à gagner dans cette nouvelle nouvelle formule :
  • De l'argent. La publicité ciblée et les réseaux sociaux font vivre les compagnies les plus prospères de la Silicon Valley.
  • Des parts de marchés. Ce Figaro nouveau attirerait irrésistiblement les jeunes, d'abord au site, ensuite au journal puis aux magazines, fournissant ainsi au groupe ce marché qu'il courtise avec tant d'assiduité.
  • Du prestige! Le Figaro, le plus ancien des grands quotidiens nationaux, deviendrait aussi le plus moderne. Ce ne seraient pas Le Monde ou même le Times qui auraient eu cette idée révolutionnaire, qui auraient accompli les premiers cet audacieux bond en avant, mais bien le quotidien « conservateur » français en perte de vitesse. Il serait au départ d'un mouvement qui ne pourrait qu'être suivi par la presse française, puis internationale, qui profiterait à la presse, aux lecteurs, et surtout au débat démocratique, en permettant enfin à Internet de devenir un vrai média journalistique.
Mais bon, on peut toujours continuer à éspérer que la devanture bleu Europe va inverser la tendance. Ou alors, capitaine d'un vaisseau qui prend l'eau, on peut tenter un coup audacieux, novateur, et décrocher le gros lot.