Nihil Nove

01 novembre 2005

Qui a tué la mort?

C'est la Toussaint. Je ne me sens donc pas hors de propos en voulant écrire aujourd'hui sur la mort.

Réjouissant sujet!

Il faut pourtant en parler, d'abord parce que ce n'est pas grave, la mort, et ensuite parce que l'attitude de notre société face à elle est étrange et paradoxale. Évoluons-nous, comme le craignait Jean-Paul II, vers une culture de mort?

Évaluation des dégâts.

Plus personne ne porte le deuil. Plus de crêpe, de grands brassards noirs... Les corbillards ont été banalisés pour ne pas choquer par leur nécessité. Un quart des gens choisissent maintenant la crémation et la dispersion, geste égoïste qui déréalise leur mort à leurs yeux mais empêche que leurs proches ne puissent leur rendre visite aux cimetières, qui disparaissent donc peu à peu, de manque d'intérêt, un peu comme les églises.

Il était de bon ton, au milieu des louanges unanimes qui suivirent la mort de Jean-Paul II, après les critiques unanimes qui accomagnèrent sa vie, de trouver « de mauvais goût » d'exposer son cadavre pour qu'il reçût les respects de son peuple. Nous sommes loin du culte des reliques... Le cadavre est devenu un objet horrible. Une vénération mêlée de peur a été remplacée par une peur pleine de dégoût. Il est devenu intolérable de veiller un cadavre, a fortiori d'embrasser un cadavre, ce qui est pourtant un très bon moyen de lui dire au revoir.

Une personne, intelligente, diplômée, qui se rendit à des funérailles dut s'en échapper, prise d'une attaque de panique, lorsqu'elle conceptualisa qu'un cadavre se trouvait à l'intérieur du cerceuil placé devant l'autel. Elle avait déjà assisté à des messes des morts, mais l'idée du corps à l'intérieur de la boîte en bois ne lui était jamais venue.

Nous cachons et délaissons nos vieux, certes parce que ça coûte cher de faire autrement, mais aussi, je pense, parce qu'ils sont un rappel permanent de l'échéance. Plus grave encore peut être, il faut à tout prix protéger les enfants de la mort. Pourquoi? Nul ne sait. Après une mort, une mère expliqua ainsi le fait à sa fille: « Grand-père s'est endormi pour toujours ». La fille en question se trouva bien sûr incapable de s'endormir le soir venu.

Toutes les sociétés ont des tabous, comme la nôtre. Seulement, la nôtre diffère parce que nous avons consciemment détruit tous les mécanismes sociaux, les rites, qui permettent aux sociétés traditionnelles de transformer ces tabous en ciment social.

Et si, par exemple, la destruction des mécanismes qui protégeaient le sexe l'ont transformé en centre de préoccupation collective, qu'on ne peut tourner la tête ou allumer la télé sans rencontrer, la destruction des rites qui entouraient la mort ont provoqué son escamotage universel. Nous avons de l'éducation sexuelle, mais plus d'éducation mortuaire: les enfants sont dispensés de veillée (lorsqu'il y en a), les jeunes ne font plus la guerre, les adultes veulent être réduits en cendres, et les vieux, ces spectres, sont cachés comme autant de présages inconvenants.

En somme, le constat est que nous avons voulu tuer la mort. Et nous avons certainement tué la culture de la mort que nous avions, comme chaque société en a une. En tuant la culture de la mort, avons-nous réussi à créer une culture de vie? En avalant la potion d'oubli, avons-nous trouvé le bonheur?

Le philtre

Notre société rejette la mort avec la rage du traumatisé: il est vrai que, en même temps que nous vivons plus longtemps, nous nous tuons de mieux en mieux. Et notre rejet de la mort se double d'une affirmation farouche de la vie, d'un fanatisme qui mène à des excès dangereux.

« La vie est notre bien le plus précieux », proclame-t-on souvent. La peine de mort a été supprimée au nom du prix de la vie. Et même si un bien ça s'aliène, ceux qui veulent donner leur vie sont considérés comme des fous, et plus comme des nobles. Il n'est guère plus acceptable de mourir volontairement que pour sauver d'autres vies: seule la vie est plus précieuse que la vie. Vouloir mourir pour l'honneur ou pour Dieu est devenu complètement absurde, et mourir pour la patrie n'est plus du tout doux ni glorieux.

En fait, ça tourne à l'obsession. Ne pas mourir, jamais, à aucun prix, même le plus cher: en 1938, Munich fut justifié par beaucoup qui dirent que certes, ce n'était pas très honnête, mais qu'on allait quand même pas crever pour la Tchécoslovaquie. Et en 1940, c'est bien cet amour de la vie qui fit notre défaite: nous avions autant de chars que les troupes nazies, et le déséquilibre entre nos forces était probablement moins grand alors qu'en 1914. C'est la volonté qui manquait: leur besoin effréné de tuer n'était égalé que par notre volonté effrénée de vivre. Et cette volonté n'a fait qu'augmenter, au fur et à mesure que notre vie s'allonge.

Il suffit d'allumer la télévision pour voir que la mort, condamnée à l'oubli, projette son ombre partout. Comme le roi Midas, dont l'avarice augmente en même temps que la richesse, plus nous vivons longtemps et mieux, plus l'idée de la mort nous apeure. Chaque émission pullulle de rubriques santé et de reportages, qui prescrivent notre comportement. Des magazines entiers sont consacrés à cette obsession de la santé.

Ces ordres doivent d'ailleurs moins à la médecine qu'à la statistique: si vous faites ceci, vous avez tant de chances d'avoir un cancer. Si vous faites cela, votre espérance de vie est réduite de tant. La société la plus libertaire du monde se comporte comme la plus puritaine. Chaque fumeur porte en lui la culpabilité déchirante de son acte délétère, concaincu par la société qu'il commet un acte répréhensible mais incapable de s'arrêter.

Nous sommes frappés de campagnes d'intimidation qui nous interdisent de boire, de fumer, de manger ce qu'on veut, de faire l'amour comme on veut... Alors même que nous avons plus de sécurité et de prospérité que jamais, il faut nous interdir de jamais en jouir. Et la peine est unique: la mort.

Le philtre a échoué. Nous sommes comme Lady Macbeth qui voit toujours le sang sur ses mains. Nous avons tué la mort, et nous la voyons partout. Elle nous obsède. La culture de la mort a été remplacée par la culture de mort.

Quelle définition de la vie?

On l'a vu: alors même que nous faisons de la vie notre dieu tutélaire, qu'elle devient notre but et pas notre moyen, la mort prend de plus en plus d'importance. Mais de quelle vie s'agit-il?

Ce sont les mêmes qui proclament cette souveraineté de la vie qui sont les premiers à réclamer la mort pour les vieux et les malades, les handicapés et les enfants à naître, comme autant de droits fondamentaux de l'homme. La vie, délice suprême de l'éxistence, est de plus en plus réservé à une élite. Nous la refusons à ceux que nous jugeons incapables, c'est-à-dire indignes, d'en jouir.

C'est en effet l'argument en faveur de l'avortement: les laisser exister, c'est les condamner à une vie qui ne vaut pas le coup d'être vécue. C'est aussi l'argument en faveur de l'euthanasie: ces pauvres vieux, ces pauvres malades, leur vie ne se résume plus à grand'chose, donc il vaut mieux encore les tuer.

La vie n'est plus un droit, c'est un privilège. Et ce sont ceux qui sont jugés a priori dignes de ce privilège qui jugent si les autres le sont. C'est la mère qui décide si la vie du bébé vaudra le coup d'être vécue. C'est celui qui pousse le bouton qui décide si le mourant veut encore se battre.

Nous avons tué la mort pour nous donner à la vie, mais nous tuons nos semblables comme sacrifice à la vie. Elle est devenue plus importante que les idées, les croyances, les valeurs morales, ou même l'absolution des crimes. Elle est le serpent qui se mord la queue: nous vivons pour vivre, et nous vivons pour exalter la vie. Seulement, malgré toutes nos actions déspérées pour nous divertir de cette réalité, notre vie n'est pas un cycle infini. Nous allons tous mourir. Eh oui.

Et pourtant, dans une course effrénée, en même temps que nous renions à nos semblables ce bien si précieux, cette cagnotte sur laquelle nos doigts se crispent, nous cherchons à la forger pour pouvoir nous en prolonger la jouissance. Les expériences sur les embryons et les manipulations génétiques nous permettront bientôt de bâtir la chose humaine à notre convenance.Le XXème siècle fut le siècle de l'allongement de la vie. Le XXIème sera probablement celui de sa modification.

Là est l'engrenage de la tragédie. Mortels prométhéens obsédés par notre condition, nous avons construit une culture de mort en faisant de la vie notre chose. Par son mépris de la religion, de la morale et de la tradition, et surtout par sa volonté de changer l'homme, cette culture se rapproche du totalitarisme, la malédiction intermittente de notre civilisation.

Oh! Je n'oserais pas être le seul à avancer une telle thèse. Jean-Paul II, qui mérite d'être écouté, constata les mêmes faits et posa la question avant de mourir, et laissa son point d'interrogation en suspens.

Je n'oserai répondre à la question. Je suis résolument moderne, et je crois résolument dans le progrès. Le but de cet article n'est pas prôner la marche arrière pour la marche arrière, et la tradition pour la tradition. Je suis bien conscient de ce qu'il y a d'absurde à penser que la civilisation la plus libre et la plus prospère de l'histoire soit en réalité totalitaire. Cependant... Cependant je ne peux pas nier cette obsession de la mort, qui salit nos actes. Je ne peux pas nier que je suis de la génération des survivants de l'avortement. Je ne peux pas oublier que, en faisant des expériences sur nous-mêmes, nous jouons avec un feu potentiellement plus dangereux encore que le feu nucléaire. Alors, je ne saurais être moi même, catholique, citoyen, penseur, et ne pas poser la question qui semble être révélée par tant d'actes et d'idées de notre société.

Eh bien, la question est posée, et une chose est sûre: quelque soit la réponse, nous allons la découvrir.